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La méga-centrale hydroélectrique sur le fleuve Yarlung

par Elisabeth Martens, le 8 août 2025

La source du fleuve Yarlung se situe à 5.542 mètres d'altitude, près du mont Kailash dans l'ouest du Tibet-Xizang, puis il traverse la région tibétaine d'ouest en est. Là, tout à l'est, il dessine une boucle élégante dans les contreforts de l’Himalaya, puis il prend une grande inspiration et plonge de 2700 mètres, tout droit vers l'Inde. Cette descente vertigineuse est un site idéal pour la production d’énergie hydroélectrique.

 

Le Yarlung Zangpo près de Lhassa (mai 2025)
Le Yarlung Zangpo près de Lhassa (mai 2025)

L'historique du projet

Le projet de la centrale hydroélectrique de Motuo (ou de Medog, en tibétain) remonte aux années 1960, lorsque l'Académie chinoise des sciences a envoyé une équipe à Pai, dans le comté de Milin, pour étudier le potentiel hydroélectrique du cours moyen du Yarlung Tsangpo.

En 1982, Li Peng, alors vice-ministre de l'Énergie hydraulique, et d'autres dirigeants ont chargé l'équipe d'inspection de l'Institut de Chengdu de se rendre dans la zone d'inspection de la centrale hydroélectrique de Medog pour examiner l'emplacement de la prise d'eau.

En 2002, des ingénieurs ont présenté un projet de développement hydroélectrique au niveau du grand coude du Yarlung Tsangpo, mais ce n'est qu'en 2020 que le Comité central du Parti communiste chinois a clairement proposé de « mettre en œuvre le développement hydroélectrique du cours inférieur du Yarlung Tsangpo ».

La construction de la centrale hydroélectrique de Motuo a débuté en mars 2023 par de nombreux travaux de prospection. En décembre 2024, le gouvernement chinois a approuvé le projet et il fut officiellement mis en oeuvre le 19 juillet 2025.

Selon les calculs des experts, les ressources hydrauliques de toute la région du sud-ouest représentent environ un tiers du total des ressources hydrauliques de la Chine. Une fois achevée, la centrale hydroélectrique de Motuo deviendra la centrale hydroélectrique la plus puissante au monde.

Il s'agit du projet hydroélectrique le plus vaste et techniquement le plus complexe de l'histoire. L'investissement total du projet s'élève à 1 200 milliards de yuans, soit l'équivalent de six lignes de TGV Pékin-Shanghai.

 

Aspects techniques et environnementaux

Le site d'implantation de la centrale est situé à 1 500 mètres d'altitude. Le Yarlung présente en amont une dénivellation de 2 000 mètres sur une courte distance de 50 kilomètres, ce qui le rend particulièrement riche en énergie hydraulique. (0)

Le projet se base sur une méthode de développement qui implique le redressement du grand coude du fleuve et le détournement de l'eau via des tunnels. Il prévoit la construction de cinq centrales hydroélectriques en cascade, souterraines, utilisant cette eau détournée pour la production d'électricité. Il ne demande pas la construction d'un barrage de retenue d'eau. 

Cette technique permet de créer une pente plus forte pour l'eau augmentant ainsi sa force et son potentiel énergétique. La construction de plusieurs centrales souterraines en série permet d'utiliser la même eau plusieurs fois, maximisant la production d'électricité et minimisant l'impact sur l'environnement. L’électricité produite en continu, sans barrage, préserve les écosystèmes beaucoup mieux que lorsqu'il y a d'importantes retenues d'eau. Les dangers d'effondrement ou de rupture de barrage sont également minimisés.

Cependant, les détracteurs de la Chine soutiennent que le site se situant dans un canyon très profond et sur une zone à forte activité sismique est particulièrement instable, sujet aux glissements de terrain. Certains experts estiment qu’un séisme de grande amplitude pourrait menacer la construction, sans parler du réchauffement de la planète (plus rapide au Tibet qu'ailleurs) qui provoque une rapide fonte des glaciers et multiplie les risques d'éboulements. Ces dégâts pourraient provoquer des crues et causer des catastrophes humaines et environnementales dans les pays situés en aval. Ces risques existent quand il y a d'importantes retenues d'eau, ce qui dans ce projet n'est pas le cas. 

Il faut savoir que la Chine accorde une grande importance à la protection de l'environnement et au développement durable, surtout dans la région autonome du Tibet-Xizang considérée comme un exemple écologique pour le reste de la Chine. Tous les projets hydroélectriques, y compris la centrale de Medog, sont soumis à une évaluation rigoureuse et à une approbation conformément aux lois et réglementations chinoises, dans le respect des normes internationales les plus strictes.

 

Impacts socio-économiques

Selon les plans que PowerChina (une entreprise d'État chinoise) a présenté au gouvernement central en novembre 2020, la centrale se construit à 30 kilomètres de la frontière sino-indienne. La faible densité de la population du comté de Medog rend la zone propice à la création d’une méga-centrale hydroélectrique. Ce comté compte 14.000 habitants. À titre de comparaison, la construction du barrage des Trois Gorges a impacté 1,4 million de personnes. Dans le présent projet, il n'y aura pas de déplacement de population puisqu'il n'y aura pas de barrage. 

Cette nouvelle centrale hydroélectrique viendra soutenir la transition énergétique du pays en générant 60 gigawatts d'énergie électrique, soit trois fois plus que le grand barrage des Trois gorges sur le Yangzi. Elle contribuerait à diminuer drastiquement la consommation de charbon qui représente encore 60 % de la production électrique, elle aiderait la Chine à atteindre la neutralité carbone d'ici 2060 et viendrait renforcer la position de la Chine en tant que leader mondial des énergies renouvelables.

L'électricité produite par le projet sera principalement destinée au transport et à la consommation tout en répondant aux besoins du Tibet, sans compter le nombre d'emplois créés pour la population locale. Au niveau régional, elle favorisera le développement agricole de la région du nord-ouest et stimulera le développement des industries connexes telles que le tourisme, les transports et la logistique, insufflant ainsi une nouvelle dynamique à l'économie du Tibet.

En Inde, le Yarlung prend le nom de « Brahmapoutre », le « fils de Brahma ». Il rejoint le Gange au Bangladesh et, ensemble, ces deux fleuves sacrés forment un des plus vaste delta du monde. Ils abritent une densité de population élevée et des écosystèmes riches et variés. Le Brahmapoutre et ses affluents représentent plus de 30% des ressources en eau de l’Inde, et 94% de celles du Bangladesh. 625 millions de personnes vivent dans son bassin, dont 80% sont des agriculteurs ayant grandement besoin d’eau pour leurs exploitations.

Selon les détracteurs de la Chine, l'impact sociétal et environnemental de la méga-centrale de Medog pourrait être immense par rapport à ses bénéfices. De plus, ils présentent le projet comme une arme géopolitique : par le contrôle du débit du fleuve en amont, la Chine pourrait exercer une domination régionale et créer des tensions frontalières. Les dirigeants chinois sont soupçonnés de vouloir utiliser l’eau comme outil de négociation politique avec les pays voisins, l'Inde principalement.

Grand canyon du Yarlung Zangpo dans l'est du Tibet
Grand canyon du Yarlung Zangpo dans l'est du Tibet

Relations de bon voisinage

L'eau du Brahmapoutre est essentielle pour l’agriculture de l'Inde et du Bangladesh, les deux pays directement concernés,  ainsi que pour leur approvisionnement en eau potable et pour la maintenance d’un équilibre écologique. « La Chine n'est-elle pas susceptible d'ouvrir ou de fermer le robinet de son « château d'eau » selon ses propres besoins ou pour assujettir ses voisins ? », se demandent les pays en aval.(1) Cependant, l'Inde et le Bangladesh n'ont pas à craindre de changement de débit du fleuve puisque la technologie de centrales souterraines ne permet pas de contrôler le débit du fleuve en aval. 

De plus, selon la Chine, une guerre de l'eau et des barrages n'est pas envisageable : Xi Jinping ne parle-t-il pas d'une « communauté de destin humain » depuis qu'il est à la présidence ? Un exemple de fair-play de la part de la Chine s'est présenté en août 2022 lorsqu'une chaleur extrême a menacé le Laos, pays en aval du Mékong qui, lui aussi, prend sa source sur le haut plateau tibétain. Une réduction drastique des précipitations a entraîné des pénuries d’eau dans le Mékong. La Chine a maintenu l’approvisionnement en eau du cours inférieur du fleuve pendant une période où d'habitude, elle la limitait.(2)

Toutefois, l'Inde n'a pas été rassurée et a fortement protesté auprès de la Chine. À titre de riposte, elle a envisagé la construction d'une centrale hydroélectrique dans l’Arunachal Pradesh, un État du nord-est de l'Inde limitrophe au Tibet qui fut sous autorité tibétaine (le sixième dalai lama en était originaire) avant d'être annexée par les Britanniques, raison pour laquelle elle est toujours revendiquée par la Chine. D'une puissance de 10GW, ce barrage indien devrait augmenter la capacité de stockage d’eau du pays afin de limiter l’impact du projet chinois et prévenir d'éventuelles hostilités de la part de son imposant voisin. Mais avec ce barrage indien, l'Inde pénaliserait des millions de Bengalis. De proche en proche, où s'arrêterait la guerre des barrages ?

La Chine et l'Inde sont la première et la troisième économie au niveau mondial en parité de pouvoir d'achat. À eux seuls, au cours des dix dernières années, ils ont compté pour 47 % de la croissance mondiale. Peu endettés, ils possèdent une grande réserve en dollars et en or. Ils sont les clients majeurs de l'énergie russe, et la Chine est la première partenaire commerciale de l'Inde. Ils n'ont aucun intérêt à s'affronter en utilisant l'or bleu comme arme.

À Kazan en Russie, lors du sommet des BRICS+, un sommet qui a réuni des dirigeants et des représentants de 36 pays, les deux pays ont déclaré, de commun accord, s'opposer à l’unilatéralisme étasunien des deux pays les plus peuplés et les plus dynamiques du monde peut faire basculer l'économie mondiale. Ils peuvent constituer un rempart face à la menace d'une troisième guerre mondiale. C'est leur union, entre eux et avec les autres pays des BRICS+, qui pourra changer la donne et construire une « communauté de destin humain » au niveau planétaire. Ensemble, ils constituent un pilier de la stabilité mondiale.

Narendra Modi, Premier ministre indien et Xi Jinping au sommet de Kazan (octobre 2024)
Narendra Modi, Premier ministre indien et Xi Jinping au sommet de Kazan (octobre 2024)

 

Médisances médiatiques

Dès qu'ils ont entendu parler du méga-barrage de Medog au Tibet, nos médias mainstream, fidèles reflets des dirigeants du G7, se sont rués sur cette information comme des hyènes sur une charogne : il y avait de la matière à ronger : « Les ONG locales et internationales expriment leurs préoccupations quant à un éventuel déplacement forcé de ces populations, qui pourrait aggraver les tensions ethniques et culturelles dans la région ». Qui parle des tensions ethniques sinon ceux qui les espèrent, ceux qui les attendent comme un loup au coin du bois pour sauter sur sa proie ? L'ethnocentrisme est-il tellement banalisé par nos dirigeants que les journalistes ne savent plus réfléchir autrement ?

Et on ajoute : « La construction du barrage pourrait entraîner le déplacement de 1,2 million de personnes, provoquant des perturbations sociales majeures. » À noter que ce « 1,2 millions de personnes » ressort comme un lapin du chapeau d'un prestidigitateur à n'importe quelle occasion dès qu'il s'agit de dénoncer la Chine : on l'a entendu pour la famine du « Grand Bond en avant », on l'a ressorti pour le « génocide du peuple tibétain », on l'a répété pour celui des Ouïghours... et voilà que maintenant, on va "déplacer 1,2 millions de personnes" dans une région qui n'en compte que 14.000 pour des centrales qui ne demandent aucun déplacement de population puisqu'il n'y aura pas de barrage de retenue !  

Et on continue : « Le barrage serait situé dans une zone habitée par des Tibétains ; certains sites culturels et sacrés du bouddhisme tibétain risquent d’être engloutis ou altérés ». (6) Quel est le pays qui ne serait pas sensible à la destruction de son patrimoine culturel ? Sûrement pas la Chine qui depuis le début de ce siècle rénove, restaure, dépoussière et met en valeur ses innombrables trésors culturels. Qui plus est, les travaux ayant lieux dans le canyon le plus profond du monde, dans une zone difficilement accessible, il y a fort à douter que des vestiges culturels tibetains soient mis en danger.

N'en va-t-il pas de la même manière n'importe où dans le monde quand on construit un barrage ? Dans l'Indre, le barrage d'Eguzon a noyé le village du même nom, or selon « Patrimoines du Monde », ce village était un lieu de mémoire pour de nombreux artistes et écrivains du 19ème siècle, notamment ceux de l'école de Crozant et George Sand. La vallée de l’Ain a elle aussi chèrement payé sa contribution à la production d’électricité avec l’engloutissement de la chartreuse de Vaucluse noyée sous 60 mètres d’eau depuis un demi-siècle. Etc. (7)

 

Un peu de bon sens !

Bref, comme toujours quand il s'agit du Tibet-Xizang, ce sont les émotions qui priment. La sagesse nous conseille toutefois, à l'instar de ce grand pays, qu'on ne s'immisce pas dans les affaires intérieures d'autrui.

Et si le bon sens venait justement de ce grand pays communiste qui ne cède pas au climat ambiant de nationalisme, d'ethnocentrisme, de séparatisme qui mine notre « monde libre » en dressant les peuples les uns contre les autres  ("divide et impera": ça tient toujours !) ?

Et si le bon sens nous dictait de suivre son exemple quand il s'efforce de garder unis des peuples de culture et de langue différentes ?

Pour en revenir au fleuve Yarlung et au méga projet de la centrale de Medog, gageons que dans un avenir proche, ses eaux deviendront le symbole de la liaison fraternelle entre les pays qu'il traverse.

 

Sources :

(0) (0) https://fr.wikipedia.org/wiki/Barrage_de_Medogn

(1) https://energynews.pro/barrage-sur-le-brahmapoutre-nouvelles-tensions-sino-indiennes/#google_vignette

(2) http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/lacs-rivieres-fleuves/462-voisin-responsable-la-chine-maintient-la-liberation-d-eau-vers-les-pays-en-aval-du-mekong-malgre-la-chaleur-extreme-et-la-secheresse

(3) http://www.chine-ecologie.org/protection-de-l-environnement/lacs-rivieres-fleuves/564-reponse-a-reporterre-qui-affirme-que-la-chine-assoiffe-ses-voisins

(6)https://www.lesoir.be/640543/article/2024-12-05/pekin-multiplie-les-mega-barrages-hydroelectriques-au-tibet-aux-depens-des-sites

(7)https://patrimoinesdumonde.net/2020/07/19/barrages-des-drames-humains-et-des-villages-engloutis-une-histoire-meconnue/