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Les puces ont parlé : la Chine nous entraîne vers un 21ème siècle capable de résilience et d'intelligence collective

par Elisabeth Martens, le 9 décembre 2025

Comme sans doute d'autres lecteurs de l'article de Mauricio Herrera Kahn, « Le Code et le Tao : la bifurcation technologique, miroir d’un tournant civilisationnel » (1), je fus assez décontenancée par son langage technique. Pourtant l'introduction semblait prometteuse : cette histoire de puces transcontinentales était un bel exemple de l’incarnation de deux visions du monde inconciliables et du basculement du monde qui s'opère sous nos yeux, lentement mais inexorablement. J'ai donc tenté de clarifier non pas l'aspect technique de l'article, mais le processus de « bifurcation civilisationnelle » qui y est décrit.

 

Tout d'abord, je recopie le « chapeau » de l'article, car il contient déjà tout ce dont j'ai besoin pour la clarification :

« Ce qui pourrait sembler n’être qu’une simple rivalité technologique entre Huawei et NVIDIA est en réalité la manifestation tangible d’une bifurcation civilisationnelle. Cet essai soutient que l’avantage concurrentiel annoncé par Huawei le 18 septembre 2025 ne réside pas tant dans son matériel que dans son engagement en faveur d’un paradigme ouvert, collaboratif et adaptatif – une approche qui fait écho à une conception taoïste d’harmonie et d’évolution. Contrairement au paradigme occidental de contrôle et de l’hyper-spécialisation – efficace dans un environnement stable mais rigide face au changement – le modèle chinois met l’accent sur la résilience et l’intelligence collective comme clés de survie. Le différend technique n’est, au fond, qu’une expérience à grande échelle visant à déterminer quel paradigme est le plus à même d’affronter la complexité du XXIe siècle, à une époque où l’autonomie technologique devient le nouveau pilier de la souveraineté nationale. »

 

Au niveau technique informatique, il suffit de différencier entre système d'exploitation et microprocesseur (ou puce) pour saisir le fond philosophique de l'article.

Le système d'exploitation est le logiciel fondamental qui sert d’interface entre le matériel et les applications. Il gère la mémoire, les fichiers, les périphériques, la sécurité du système, l’exécution des programmes. Il s'agit par ex. de macOS, de Linux ou de Windows. Tandis qu'un microprocesseur exécute les instructions fournies par le système d'exploitation. C’est le « cerveau » de la machine. Ce sont ces composants matériels qu'on appelle les « puces électroniques », par ex. celles de Nvidia, AMD, Intel ou Huawei (telles que les puces Ascend).

Dans l'article, l'auteur parle de rivalité entre Huawei et Nvidia dans le mode production de leurs puces respectives, donc de leurs deux « cerveaux ». L'un est chinois, c'est le microprocesseur (ou puce) produit par Huawei, l'autre (Nvidia) est produit aux États-Unis. Il s'agit donc de comprendre l'opposition qui existe entre les deux géants économiques que sont les États-Unis et la Chine, une opposition qui se manifeste entre autrest via le numérique.

Les systèmes d'exploitation produits aux États-Unis, que ce soit macOS ou Windows, sont « close source » : leur source est fermée, c’est-à-dire qu'il n'y a pas moyen d'accéder au code informatique, donc il n'y a pas moyen d'y ajouter ou d'en retirer des infos. De même, les puces (ou microprocesseurs) produites par les États-Unis – dans l'article on parle de Nvidia, mais c'est vrai pour toutes les autres puces étasuniennes – sont « close source » : personne en dehors des fabricants n'a accès au microcode complet ou aux schémas internes de ces « cerveaux ».

Les système d'exploitation produits par la Chine (comme HarmonyOS de Huawei) sont « open source », leur code informatique est ouvert. Même si ce n'est pas la version commerciale complète de HarmonyOS qui est « open source », mais uniquement la base OpenHarmony, il n'empêche que n'importe qui a accès aux codes de ce système d'exploitation et peut venir le modifier s'il le souhaite.

 

Avant 2019, la Chine importait les puces électroniques des États-Unis, des puces « close source ». Suite au litige qui a opposé Pékin et Washington, Huawei a décidé de produire lui-même des puces chinoises.

Dans la foulée, le géant chinois du numérique a annoncé en septembre 2025 qu'au lieu de produire des puces « close source » comme celles fournies par les États-Unis, il a allait produire des puces (Ascend) capables de fonctionner entre elles comme les différents éléments d'un écosystème. Il faut imaginer des milliers de petites puces interconnectées travaillant de concert. À un degré supérieur, plusieurs écosystèmes seront reliés entre eux pour constituer un super-écosystème (SuperPoD), et ces super-écosystèmes seront encore relier à un super-super-écosystème (SuperCluster). Huawei affirme que cette architecture en mode fractal (du plus petit élément au plus grand) offre un bond en puissance de calcul, de mémoire, de bande passante d’interconnexion, ce qui la rend adaptée aux très grandes tâches d’intelligence artificielle (IA).

Dans le communiqué de septembre 2025, Huawei évoque la volonté de « créer un écosystème ouvert » afin de permettre aux partenaires de développer des produits basés sur cette architecture. Cela ne signifie pas que tous les détails de conception des puces — circuits internes, secrets de fabrication, etc. — seront ouverts au public, mais, dans ce contexte, « open source » signifie que les protocoles d'interconnexion et certaines parties des logiciels et des interfaces constitueront un écosystème ouvert, ce qui permettra de construire autour. On peut imaginer une immense tour de Babel à laquelle se rajoutent toujours plus de langues qui se comprennent entre elles. En effet, Huawei mise sur un design modulaire et scalable càd dans lequel on peut ajouter des milliers, puis des centaines de milliers, puis des millions de puces Ascend dans un même ensemble (SuperPoD → SuperCluster) tout en gardant un fonctionnement cohérent et efficace, ce qui peut offrir des capacités exponentielle d’IA.

L'auteur de l'article fait alors une analogie avec l'entropie telle qu'elle est expliquée en physique : un système fermé et isolé n'échange aucune infos avec l'extérieur. Selon le célèbre deuxième principe de la thermodynamique (qui nous a bien fait suer à l'école secondaire), un tel système voit son entropie totale augmenter.

 

En astrophysique, si on considère que notre univers est isolé, qu'il n'a pas d'extérieur à lui-même, son entropie augmente au fur et à mesure que les processus astrophysiques se produisent : plus il y a d'étoiles, de rayonnements ou d'effondrements, plus il y a de désordre dans ce système, parce qu'il est clos. Par contre, dans un système ouvert, comme dans le monde vivant, il y a échange d'énergie avec l'extérieur. Il importe de l'ordre (des écosystèmes organisés) et exporte du désordre (de la chaleur). Autrement dit, il importe une énergie structurée pour maintenir son organisation face à l'entropie qu'il rejette dans l'univers. Mais en important de l'ordre, il ne fait pas que résister à l'entropie, il génère aussi du neuf (des nouvelles formes de vie).

Selon l'auteur de l'article, c'est ce qui se passe pour les systèmes d'exploitation et pour les systèmes de microprocesseurs. Ceux dont le code est fermé, hormis ceux qui ont construit le système, personne d'autre n'y a accès. Plus les codes de ce système d'exploitation et de microprocesseur se complexifient, plus leur entropie augmente. Ce qui, au final, va amener à un grand désordre, un chaos et à un épuisement du système. Par contre, les systèmes d'exploitation et de microprocesseurs dont les codes sont ouverts profitent des échanges avec l'extérieur, ce qui peut amener à une réadaptation permanente aux nouvelles conditions et performances de l'IA et engendrer de nouveaux modèles d'organisation.

Ces deux types de processus peuvent aussi s’observer en sociologie systémique et politique. Les société fermées, qui n'ont pas ou peu d'échanges avec l'extérieur ou qui se suffisent à elles-mêmes, sont sujettes à la désorganisation, au chaos. Un excès d'informations non exportées engendre une incapacité à les traiter et produit un « bruit de fond » sociétal et politique permanent. Les dirigeants n'ont plus les moyens de stabiliser des normes ou des décisions. Par contre, une société qui échange ses savoirs avec les voisines se transforme en permanence, elle acquiert de nouvelles informations, devient créative, renforce sa puissance civilisatrice en collaborant avec des cultures différentes.

Inutile de préciser, je crois, que l'auteur associe les États-Unis et son système d'exploitation et de microprocesseurs « close source » à un système fermé dont l'entropie augmente sans cesse et qui se dirige inexorablement vers son propre épuisement et son effondrement.

 

Quant à la Chine, depuis la haute antiquité, son paradigme sociétal est la transformation. Sa principale référence culturelle a toujours été et reste encore « Le livre des changements » ou « Yijing », un ouvrage qui a pris sa source durant la dynastie des Shang (env. 1600-1050 av. J.-C.), qui s'est étoffé durant la dynastie des Zhou (1050-256 av. J.-C.), qui a servi de creuset aux caratèxcres chinois et a donné naissance à toutes les lignées de pensée de la Chine antique. On connait surtout le taoïsme et la confucianisme car ce sont les deux lignées philosophiuqe remontant à l'antiquité et qu ont perduré jusuqe maintenat, comme un bon vieux couple yin-yang qui assure la continuité et la cohérence de la « grande famille chinoise » (« da jia », dit-on là-bas).

Sur de telles bases, on était en droit d'attendre de la Chine du 21ème siècle qu'elle produise des systèmes d'exploitation « open source » et des « cerveaux » (système de microprocesseurs) capables de se transformer et de s'adapter en permanence aux nouvelles conditions. C'est ce qu'elle a fait et c'est ce qui va l'amener vers un 21ème siècle capable de résilience, nous entraînant dans son sillage vers une intelligence collective en nous distanciant petit à petit de l'autosuffisance du système « close source ».

Grand merci à Mauricio Herrera Kahn d'avoir mis le doigt sur ce basculement civilisationnel qui nous concerne tous !

 

(1) http://www.chine-ecologie.org/penser-l-ecologie-en-chine/dans-le-contexte-international/674-le-code-et-le-tao-la-bifurcation-technologique-miroir-d-un-tournant-civilisationnel

 

Sources:

Systèmes d’exploitation / open source

Architecture processeur / microcode / GPU