Face à la Chine, refuser l'engrenage de la confrontation

par Gérard Araud, le 8 janvier 2020

Pour Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux etats-Unis de 2014 à 2019, " la guerre froide nous l'enseigne, l'Occident aurait tort de faire de la Chine un ennemi. L'Europe n'est pas obligée de suivre les va-t-en-guerre américains."

 

 

 

Entre 1943 et 1945, au fil de leurs rencontres, Roosevelt et Churchill avaient accepté l'idée que l'URSS contrôlerait les pays européens qui lui étaient voisins. Le Premier ministre britannique avait même suggéré un « pourcentage » de contrôle selon les pays, la Pologne à l'URSS, la Grèce au Royaume-Uni etc. C'était cynique, mais réaliste : l'URSS vainqueur voudrait revenir sur sa défaite de 1917-1920 et assurer sa sécurité après avoir été envahie. Surtout, elle avait les moyens de ses ambitions sur le terrain. Autant accepter cet état de fait et essayer de l'encadrer.

Roosevelt, conscient que son opinion publique accueillerait mal le retour aux sphères d'influence que condamnait la tradition wilsonienne, restait publiquement dans l'ambiguïté. Nul ne saura jamais s'il aurait été capable de maintenir longtemps ce double langage, mais Truman, dès sa prise de pouvoir, chambré par un département d'État très anticommuniste, y renonça et s'écarta du réalisme de son prédécesseur dans la confidence duquel il n'avait d'ailleurs jamais été.

Il qualifia aussitôt l'Union soviétique, ruinée et ravagée par une guerre terrible, de menace globale. C'était pourtant l'Amérique qui représentait alors plus de 60 % du PNB mondial, disposait seule de l'arme nucléaire et dont les armées campaient de l'Allemagne au Japon. Truman ne voulait pas que la Pologne passe sous domination soviétique alors que le Japon et l'Italie l'étaient sous l'américaine. La dictature stalinienne, essentiellement sur la défensive dans une logique typiquement russe de report des frontières et de contrôle des pays adjacents, était accusée d'être en quête d'une domination mondiale qu'elle était bien en peine d'atteindre. L'URSS n'était pas l'État successeur de la Russie, dont elle partagerait les obsessions obsidionales et les ambitions impériales, mais le centre d'une conspiration communiste mondiale.

Le durcissement américain, sensible dès la prise de pouvoir de Truman, devint largement une prophétie auto-réalisatrice en suscitant une réaction parallèle de l'URSS dans la zone qu'elle contrôlait, avec, différence qui a son importance, des méthodes staliniennes.

 

L'URSS d'hier, la Chine d'aujourd'hui

Ce rappel ne paraît pas inutile dans la mesure où un mécanisme comparable pourrait se mettre en place à l'égard de la Chine. Ce pays est déjà décrit comme mettant en oeuvre une politique de long, voire de très long terme, dont l'objectif final serait la domination du monde. Les Chinois seraient quasiment surhumains (il est capital de déshumaniser l'adversaire) au point de sacrifier le présent pour un plan machiavélique élaboré dans les moindres détails et suivi avec la plus parfaite fidélité. On oublie, au passage, qu'on en disait autant du Japon dans les années 1970… Par ailleurs, comme dans les années 1940 à l'égard de Staline, l'autoritarisme du pouvoir chinois interdit toute opinion contraire qui semblerait impliquer une compréhension, voire une sympathie pour la position et les objectifs de ce pays.

Or, si on essaie d'analyser la situation géopolitique de la Chine d'un point de vue chinois, que constate-t-on ? D'abord que quasiment toutes les frontières de ce pays sont soit proches de zones de conflit, soit celles de voisins potentiellement hostiles ; Asie centrale, Afghanistan, péninsule coréenne pour la première catégorie, Inde, Vietnam et Japon pour la seconde. Ensuite, que les États-Unis maintiennent une présence à sa porte avec comme relais de leur puissance Taïwan et leurs bases dans la région. Les navires américains patrouillent à 200 miles des côtes chinoises et à 5 000 des leurs… Que dirait-on à Washington si les Chinois en faisaient autant au large de Cuba ? La conclusion de tout gouvernement chinois serait de pallier cette vulnérabilité héritée d'un siècle et demi d'abaissement au moment où le pays redevient une grande puissance de plein exercice. Dans ce contexte, par exemple, contrôler la mer de Chine du Sud, par où passent 80 % des approvisionnements énergétiques de la Chine, est certes une violation du droit international, ce qui n'est pas sans importance, mais semble ressortir d'une logique plus défensive qu'agressive.

 

« La Chine n'est pas un monstre froid que rien n'arrête »

En ce qui concerne la Chine elle-même, plusieurs centaines de millions de ses habitants vivent encore dans une pauvreté abjecte. Par ailleurs, elle va subir dans la décennie qui vient un choc démographique sans précédent de vieillissement de sa population, auquel elle n'est pas préparée et elle connaît quotidiennement des troubles sociaux. Faut-il ajouter le gaspillage de capital, l'endettement des entreprises d'État, la pollution et la corruption qui minent le système ? Non, la Chine n'est pas un monstre froid que rien n'arrête, qui ne commet pas d'erreur et ne connaît pas de problème ; tout au contraire. Quant à son armement nucléaire, il reste comparable à celui de la France.

Oui, la Chine triche ; oui, elle utilise les rapports de force quand ils lui sont favorables – d'autres le font, comme en témoignent les sanctions américaines à notre égard – ; oui, elle veut obtenir un statut et une place dans le monde qui correspondent à sa puissance ; oui, elle doit être affrontée, quand c'est nécessaire, avec fermeté. Mais le risque serait de confondre un rééquilibrage de l'ordre international qui est inévitable et logique avec une volonté de domination mondiale. Les États-Unis et la Chine, dont le premier doit gérer un déclin relatif et la seconde affirmer un retour au premier plan, sont entrés dans une période de tension durable. Ces moments d'adaptation géopolitique sont assez délicats en eux-mêmes pour ne pas y ajouter une paranoïa qui rendrait celui-ci dangereux.

Or, affaire Huawei aidant, le lobby sécuritaire transatlantique, auquel n'appartient pas Trump, appelle à la mobilisation, y compris à l'Otan. On ressort les vieilles recettes de la guerre froide alors qu'elles sont inapplicables dans des économies étroitement intégrées ; on suggère une menace militaire inexistante ; tout investissement chinois en Europe prend une coloration sinistre ; on étend la définition de nos intérêts nationaux jusqu'au statut de la mer de Chine du Sud ; toute avancée de la Chine est illégitime et dangereuse ; on en revient, sans le dire, au « containment » d'une autre époque.

Le danger est donc réel aujourd'hui qu'entre des États-Unis en quête d'ennemi et une Chine forte de ses ambitions et inquiète d'un encerclement, le monde connaisse une confrontation où nous serions sommés de rejoindre le camp « occidental », sous direction américaine, naturellement. « Nous n'avons aucune raison d'être embrigadés dans une croisade contre un pays qui ne nous menace pas et ne menace pas la paix du monde »

Dans ce contexte, nous devons évidemment refuser tout angélisme dans nos relations avec la Chine, qu'elles soient commerciales ou technologiques, y compris dans l'affaire Huawei, mais nous n'avons aucune raison d'être embrigadés dans une croisade contre un pays qui ne nous menace pas et ne menace pas la paix du monde. Nous devons conserver notre liberté de décision au cas par cas.

Par ailleurs, la plupart des activités chinoises qui peuvent susciter nos préoccupations ressortent des compétences de l'UE et doivent donc être traitées dans ce cadre. Une entente franco-allemande sur ces sujets est concevable et pourrait ensuite se traduire par des positions européennes. Un dialogue politique franco-allemand avec la Chine, éventuellement étendu au Royaume-Uni, peut également être envisagé.

En tout état de cause, nous devons garder notre calme face aux tambours alarmistes que vont faire résonner tous ceux qui veulent désespérément retrouver une unité occidentale perdue, qui ne s'est jamais réellement définie que contre un ennemi commun et sous leadership américain. Une politique européenne est possible et nécessaire.

 

 

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