Que penser de l'annonce de la Chine sur la neutralité carbone ?

par Clément Jeanneau de Nourritures terrestres, le 9 novembre 2020

Il y a trois semaines, la Chine a surpris en s'engageant à atteindre la neutralité carbone d'ici à 2060. L'annonce, vite chassée par d'autres actualités, a été « accueillie en Europe, et plus encore en France, avec la plus grande prudence, voire dans un certain silence », comme l'a écrit le chercheur Pierre Charbonnier. Elle mérite pourtant de s'y attarder. C'est l'objet de cet article.

 

 

J'ai sélectionné ici des analyses d'observateurs de différents horizons. Ceux-ci s'interrogent sur la crédibilité de cet engagement mais ne s'arrêtent pas là, car cette annonce - « probablement l'avancée la plus importante depuis l'Accord de Paris lui-même », selon Richard Black, directeur d'un think tank britannique sur le climat - pose des questions majeures, passionnantes à décortiquer.

 

Rappel du contexte

La Chine joue un rôle central dans la lutte contre le changement climatique, étant aujourd'hui le plus grand émetteur de CO2 au monde (environ 29 % du total) - et de loin.

Les émissions de CO2 en Chine représentent environ celles des États-Unis, de l'Union européenne (UE) et de l'Inde réunis. Par habitant, ses émissions sont désormais supérieures à celles de l'UE.

Cela étant, rappelons deux éléments :

  • Une partie importante des émissions de la Chine est encore due aux produits exportés que l'on consomme en Occident (même si le marché intérieur chinois prend une place sans cesse croissante).
  • Le réchauffement est le résultat des stocks accumulés au fil du temps dans l'atmosphère ; or la responsabilité historique de cette accumulation incombe en grande partie aux États-Unis et à l'Europe. Du reste, les émissions par habitant des États-Unis restent aujourd'hui encore deux fois plus élevées que celles de la Chine.

 

Les raisons d’être sceptique

La Chine ne s'engage pas sur un revirement immédiat : elle s'engage à « commencer à faire baisser les émissions de CO2 avant 2030 ». Elle a continué encore cette année d'investir massivement dans de nouvelles centrales à charbon : l'augmentation de capacité de production annoncée rien qu'au S1 équivaut à 25 % de la capacité totale installée aux États-Unis, et représente plus que ce que la Chine a projeté au cours des deux dernières années réunies ! « Le défi politique est au moins aussi grand que le défi technologique », considère l'historien de l'économie, Adam Tooze.

Il souligne deux points :

  • « En raison de la décentralisation des décisions, Pékin n'a qu'un contrôle partiel sur l'expansion des capacités de combustion du charbon. »
  • « Les coûts de transition seront énormes. Pékin doit faire face à son propre lobby des combustibles fossiles. L'ensemble de la main-d'œuvre employée dans les combustibles fossiles en Allemagne représente moins de personnes que celle d'une seule province chinoise. Le bouleversement sera similaire à celui qu'a connu l'industrie lourde de l'époque de Mao Zedong dans les années 1990. »

Aujourd'hui, l'objectif de 2030 « ressemble un peu à de la science-fiction », considère Li Shuo, de Greenpeace Chine. Pour en savoir plus sur le sérieux de cet engagement, il faudra attendre les détails du prochain plan quinquennal, qui devrait être présenté par Pékin dans les prochains mois.

Pourquoi la portée de cette annonce est (malgré tout) importante...

C'est un tournant politique 

L'historien de l'économie Adam Tooze a proposé une analyse intéressante sur cette annonce dans la revue Foreign Policy. En voici les extraits à retenir :

« Xi ne ferait pas une telle annonce à la légère. En Chine, ses paroles ont un poids considérable. »

« Jusqu'à présent, le seul grand bloc à s'être pleinement engagé en faveur de la neutralité carbone était l'UE.Désormais, la pression va s'exercer sur l'Inde - longtemps partenaire de la Chine dans la résistance aux appels de l'Occident à s'engager fermement en matière de décarbonation - afin qu'elle fasse une annonce tout aussi audacieuse sur le climat. »

« La Chine a agi unilatéralement. Elle n'a pas demandé de contrepartie à l'Europe ou à qui que ce soit d'autre. Elle n'a pas non plus attendu le résultat des élections américaines de novembre. »

« L'UE se trouve dans une position particulièrement délicate. D'une part, les Européens désirent de plus en plus défendre une position forte sur Hong Kong, le Xinjiang, les droits de l'Homme et les agressions géopolitiques en mer de Chine. Et l'attachement de l'Europe aux États-Unis est réel. Mais la Chine montre désormais qu'elle s'aligne fermement sur un programme climatique commun avec l'UE. Le contraste avec l'administration Trump ne pourrait guère être plus marqué. »

Aux États-Unis, « la décision de Xi devrait aussi être un signal d'alarme pour les partisans d'une politique climatique volontariste du côté démocrate. Dans la lignée des négociations sur le climat à l'époque de Bill Clinton et Barack Obama, leur approche tend, à sa manière, à être très transactionnelle. La prétention que l'on peut encore trouver chez des vétérans de la diplomatie climatique américaine se traduit par la vision suivante : que le monde attend que l'Amérique revienne à la table des négociations et qu'un accord de l'ampleur de celui de Paris en 2015 n'est pas concevable sans les États-Unis. Mais 2020 n'est pas 2015. En vérité - une vérité qui donne à réfléchir -, ni l'Union ni la Chine ne conditionnent plus leur politique climatique aux États-Unis ».

« L'époque où les États-Unis étaient la voix décisive est révolue. La Chine et l'Europe sont en train d'opérer un découplage. »

« Quel que soit le résultat des élections, Trump ne manquera pas de mettre en application sa déclaration selon laquelle les États-Unis se retirent de l'accord de Paris. Le jour où cette décision entrera en vigueur est le 4 novembre. Ce revirement opéré par Trump a été possible parce qu'Obama n'a jamais présenté l'accord de Paris au Congrès. En effet, après la législation avortée sur un système de plafonnement et d'échange des émissions (cap and trade) de 2009, pierre angulaire du Green New Deal initial, l'administration Obama a abandonné les principales initiatives législatives sur le changement climatique. À la place, elle s'est appuyée sur des interventions réglementaires et sur la force que représentait le gaz de fracturation bon marché pour mettre en place un modeste programme de décarbonation, axé sur la fin du charbon. »

« Il est temps de reconnaître une différence qualitative entre les États-Unis d'un côté, et l'Europe et la Chine. Alors que l'Europe et la Chine peuvent maintenir un engagement public fort pour relever les défis de l'Anthropocène grâce à des engagements internationaux et des investissements publics, la structure du système politique américain ainsi que la profondeur et la politisation des guerres culturelles rendent cela impossible. De façon perverse, la seule façon de susciter un soutien politique bipartite pour une transition verte aux États-Unis pourrait être de la présenter comme une question de sécurité nationale dans une concurrence de guerre froide avec la Chine. »

 

... et une rupture historique à deux égards 

Le philosophe Pierre Charbonnier, chercheur au CNRS et « nouvelle tête pensante de l'écologie politique », comme le présentait récemment Libération, a lui aussi pris la plume, sur le site Le Grand Continent.

L'annonce de la Chine marque selon lui une rupture pour deux raisons.

  1. Les politiques de développement et d'influence des grandes puissances n'ont cessé d'aller de pair avec l'exploitation croissante des énergies fossiles depuis la révolution industrielle, et plus encore depuis l'après-Seconde Guerre mondiale. Charbon et pétrole ont été les moteurs de politiques visant « de hauts niveaux de consommation et une relative pacification des rapports de classe », ainsi que d'« un approvisionnement continu et à bas prix ». « C'est cette dynamique historique qui explique les réticences à suivre la voie d'une révolution écologique. » Dans ce contexte, quel « monumental paradoxe historique », écrit-il, que d'« effectuer en 2020 une démonstration de puissance politique en se lançant dans un programme de désarmement fossile » ! C'est bien en cela que l'annonce de la Chine est « d'importance historique » : elle « brise la logique » citée ci-dessus. « Devant l'enlisement des États-Unis dans une crise démocratique, devant les ambiguïtés du plan de relance écologique européen, la Chine prend les devants et ouvre une brèche en signalant qu'il est désormais possible, voire nécessaire, de poursuivre une politique de puissance sans l'appui des énergies fossiles. » Une politique de puissance ? Oui, « car évidemment ce plan d'une infrastructure productive décarbonée ne signifie pas que la Chine renonce à son rêve de développement et d'influence. Simplement elle annonce qu'elle fera désormais reposer son pouvoir - à la fois son moteur économique et son socle stratégique - sur d'autres possibilités matérielles ».
  2. L'autre grande raison pour laquelle cette annonce marque une rupture est l'argumentaire déployé par la Chine. D'ordinaire, les plans de type « Green New Deal » sont liés à des discours d'inclusion et de justice sociale, souvent universalistes (discours moral qui est au passage très bancal, fait-il remarquer, puisque « les pays en développement seront vraisemblablement privés des moyens de financer de tels plans, quand leurs partenaires du Nord sauront réinvestir leur capital techno-scientifique dans une rénovation qui accroîtra leur "avance" et leur sécurité ». Autrement formulé : « vu du Sud, le Green New Deal apparaît souvent comme une consolidation des avantages acquis lors de la période extractiviste, comme un canot de sauvetage des économies avancées face aux perturbations globales »). Là encore, la Chine vient « bouleverser le jeu » : en effet, pour présenter son plan de sortie des énergies fossiles, elle ne s'appuie pas sur « un argumentaire moral au sujet des déprédations environnementales ». C'est uniquement la « base matérielle » de son régime de production que la Chine entend modifier (positionnement qu'il qualifie d'« éco-moderniste »). « Il se trouve, du fait du poids de l'économie chinoise à l'échelle globale, que ce plan décidé verticalement aurait des conséquences bénéfiques pour le climat global, et donc pour l'ensemble de l'humanité (c'est ce qui fait sa différence avec un plan similaire qui serait décidé, par exemple, en France), mais c'est une conséquence latérale », écrit-il.

Ce faisant, la Chine fait coup double puisqu'elle se prépare stratégiquement à un monde bas carbone, tout « en apparaissant » comme un acteur responsable, aligné sur les objectifs annoncés lors de l'Accord de Paris.

 

Une nouvelle donne qui pose de nouvelles questions

Pour terminer son propos, Pierre Charbonnier insiste sur un dernier point, qui découle du précédent.

Pour lui, l'annonce de la Chine montre à la gauche occidentale qu'elle doit sortir de la vision « d'une confrontation binaire » avec un modèle capitaliste qui serait forcément fossile, « confrontation au sein de laquelle elle incarnerait le front du progrès, investi d'une mission universelle ».

En réalité, le modèle que la Chine dit vouloir construire forme une troisième voie, à la fois « compatible avec les objectifs climatiques mondiaux et donc avec l'intérêt universel de l'humanité » tout en n'étant pas en phase avec « l'idéal de démocratie verte défendu par le mouvement social-écologique ». Dès lors, « l'écologie politique perd son statut de contre-modèle unique » au modèle extractiviste fossile : « elle perd la capacité de s'imposer dans les débats comme une forme politique anti-hégémonique ».

Cette nouvelle donne pose, pour l'écologie politique, des questions inédites (« Quel genre d'alliance nouer avec le modèle chinois pour au moins sauvegarder l'essentiel sur le strict plan climatique - au risque ne plus avoir les "mains propres"  ? Symétriquement, comment faire entendre sa spécificité au regard de ce nouveau paradigme  ? »).

L'annonce de la Chine ouvre selon lui « une brèche » : « cette brèche, c'est la fragilisation définitive du capitalisme fossile, de l'American way of life, qui apparaît bien comme l'acteur le plus fragile parmi les trois décrits plus haut ». Une chose est sûre, conclut-il : « il faut donc que l'écologie européenne fasse son tournant réaliste », en « abandonnant l'habitude néfaste qui consiste à s'exprimer en termes consensuels et pacificateurs ». Il appelle l'écologie européenne à laisser derrière elle cette « tendance à invoquer des valeurs supérieures », car elle n'a plus « le monopole de la critique du paradigme de développement fossile ».

Il va jusqu'à écrire que « Xi Jinping est un peu le Bismarck de l'écologie » (« il n'a pas tant souhaité écouter des demandes de justice environnementale qu'il les a devancées pour les faire taire ») en rappelant que « l'édification des systèmes de protection a commencé en Prusse ». Souvenons-nous, écrit-il, que « l'émancipation ne se gagne pas principalement par des expressions de générosité morale : c'est aussi une affaire de pouvoir ».

Pour ces raisons, et parce que « le processus de désarmement et de démantèlement des infrastructures fossiles sera profondément conflictuel », l'écologie européenne doit « accepter de parler de stratégie, de conflit, de sécurité, et assumer l'idée de pouvoir » (ce qui n'est pas incompatible avec « ses exigences démocratiques et sociales »). Il lui faut trouver sa (propre) ligne de crête, à l'heure où « une nouvelle arène est en train de se constituer ».

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